« Nous avons assisté à une violence primitive, mimétique et épidémique »

« Nous avons assisté à une violence primitive, mimétique et épidémique »

Pour l’ancien conseiller spécial de Nicolas Sarkozy à l’Élysée, les émeutes qui ont secoué la France marquent le franchissement d’un nouveau palier. Outre les nombreuses dégradations, ces événements ont montré à quel point la violence mimétique pouvait pousser de nombreux jeunes dans la rue, et combien l’absence d’éducation les conduisait à commettre des actes primitifs. Face à ce déferlement, nous avons vu que les forces de l’ordre n’étaient pas en mesure de juguler la violence, déplore-t-il. Et l’affaiblissement de la police républicaine peut nous faire craindre le pire, selon lui, à savoir le recours à l’autodéfense, qui ouvrirait la porte à la guerre civile.
Alexandre Devecchio
Propos recueillis par Alexandre Devecchio

LE FIGARO – Nous sortons de plusieurs jours d’émeutes. Comment avez-vous vécu ce moment ?

Henri GUAINO – Comme un signe avant-coureur, un de plus, après tant d’autres, de ce qui pourrait bien finir par nous arriver si nous continuons à ne pas vouloir admettre que notre société est au bord de la rupture et d’un abîme de violence incontrôlable. Je reste frappé par le fait que si peu de gens cherchent vraiment à savoir ce que nous dit ce genre d’événement sur l’état mental de notre société et de notre civilisation.

LE FIGARO – On ne peut pas dire pourtant que l’émotion n’a pas été à son comble et que toutes les causes possibles n’ont pas été mises sur la table et débattues avec âpreté…

Henri GUAINO – C’est vrai, l’émotion a été grande, et, quand elle est sincère, spontanée, elle est plutôt rassurante sur ce qui nous reste d’humanité. Mais il y a eu aussi des émotions qui n’étaient pas marquées par le sceau de la sincérité et ont servi d’alibi à des actes qui n’étaient pas dictés par un élan du coeur, et elles dissimulaient parfois bien des arrière-pensées. Le piège dans ces moments-là, c’est celui de l’injonction émotionnelle par laquelle chacun est sommé de s’émouvoir au point d’exclure de garder la tête froide et d’exercer sa raison au moment où ce serait le plus nécessaire. Il y a eu, dans les déclarations de la plupart de ceux que l’on a entendu, souvent les marqueurs psychologiques, émotionnels, idéologiques supposés répondre aux aspirations de leurs clientèles ou de leurs électorats. La politique, en particulier, s’est s’abîmée une fois de plus dans ces postures toutes faites qui la rendent impuissante face à des événements aussi graves dont les ressorts se situent à des profondeurs de la psychologie collective où elle ne s’aventure plus et où toutes les grandes tragédies de l’histoire, et pas seulement du théâtre, se sont toujours nouées.

LE FIGARO – Qu’est-ce que les responsables politiques n’ont pas vu ?

Henri GUAINO – Tout le monde a tout vu. Mais bien peu semblent attacher de l’importance à ce qui pourtant devrait retenir l’attention avant tout le reste. Ce qui est le plus grave, le plus dangereux, le plus angoissant dans ce que ces événements ont fait apparaître au grand jour, c’est la nature même de la violence à laquelle se trouve confrontée la société. C’est passer à côté de l’essentiel que d’aller d’emblée aux causes, de les dire, pour les uns, sociales, pour les autres ethniques, religieuses ou émotionnelles, et de s’affronter tout de suite pour savoir qui a raison. Il nous faut d’abord en comprendre la nature pour en briser de toute urgence l’engrenage fatal.

LE FIGARO – Comment qualifieriez-vous cette violence ?

Henri GUAINO – C’est la violence primitive, la violence qui transforme une foule en meute, la violence qui conduit au lynchage du bouc émissaire, aux persécutions, celle que René Girard appelait la violence mimétique, qui est épidémique et qui entraîne des gens qui ordinairement ne sont pas violents, qui leur fait accomplir des actes qu’ils ne se seraient jamais crus capables d’accomplir. À côté de l’intensité de la violence et l’importance des dégâts matériels, le fait majeur est que près des deux tiers des 4 000 personnes interpellées étaient jusque-là inconnues des services de police, ce qui montre que l’effet d’entraînement a été très fort sur des individus qui ne semblaient pas particulièrement prédisposés à la violence. On avait déjà vu poindre ce phénomène autour des « gilets jaunes » , autour des bassines, mais aussi autour des manifestations contre la réforme des retraites, où des gens qui n’avaient rien à voir avec les black blocs ou l’ultragauche se laissaient entraîner par leur violence.

LE FIGARO – Mais le gouvernement parle d’une infime minorité, évoque quelques milliers d’émeutiers, bien loin d’une lame de fond…

Henri GUAINO – Si c’était vrai, ce serait encore plus inquiétant, parce que si 45 000 policiers et gendarmes ne peuvent pas canaliser quelques milliers de jeunes casseurs, alors on peut se demander ce qui se passerait si quelques dizaines de milliers descendaient dans la rue. Il y en avait certainement beaucoup plus. Là où il faudrait regarder la réalité en face, on préfère minimiser. Cela fait des décennies que cela dure et que les soi-disant raisonnables expliquent que l’islamisme, c’est marginal ; l’immigration aussi ; que le wokisme, ça n’existe pratiquement pas ; la violence à l’école, c’est un fantasme, pas de vague ; l’effondrement de l’école publique aussi ; les atteintes à la laïcité, c’est exagéré ; l’insécurité, ce n’est qu’un sentiment ; le pouvoir d’achat qui baisse, un simple ressenti ; la désindustrialisation, ce n’est pas un problème ; la ruralité, ça ne va pas si mal… On pourrait allonger indéfiniment la liste. Cela va mieux, disent les sortants, qui ne comprennent pas pourquoi ensuite ils se font sortir. Il faut, commande-t-on, être positif. De tous les maux qui accablent notre société depuis des décennies, on dit que c’est une chance pour la France. On ne veut pas voir la société qui se disloque et la violence qui monte au fur et à mesure de cette dislocation. Jusqu’à ce que cette violence nous saute à la figure. Et puis, quand ça se calme, on passe à autre chose. Mais, à chaque fois, on franchit un palier, et, un jour, ça ne passera plus.

LE FIGARO – Vous voyez dans ces émeutes poindre la menace d’une épidémie de violence ?

Henri GUAINO – Il faut faire l’anatomie de cette violence multiforme qui nous a éclaté à la figure, avec notamment cette forme de violence que les sociologues appellent « anomique » , qui s’ajoute aux autres , qui est celle de ces jeunes, parfois très jeunes, qui n’ont pas de repères, qui n’ont intériorisé aucune norme morale et sociale, et qui, de ce fait, n’ont pas de limites. Les policiers les appellent les « sans limites ». Ils se laissent facilement entraîner par la meute qui s’enivre de sa propre violence, mais on les retrouve aussi, en groupes ou en bandes, dans les faits divers les plus violents. La violence mimétique enveloppe et emporte toutes les autres violences. Elle gonfle les rangs des émeutiers et elle instille son poison chez ceux qu’ils prennent pour cibles et qui se sentent menacés… Ces quelques jours de destructions, de pillages et d’agressions physiques ne devraient pas être regardés comme une bouffée sporadique de violence imputable à l’émotion soulevée par l’événement dramatique de la mort d’un jeune homme de 17 ans. Ce serait commettre une erreur de jugement aussi grave que de ranger la révolte des « gilets jaunes » dans la catégorie des colères dévastatrices sans lendemain en refusant de nous interroger sur ce qu’elle nous a donné à voir de l’état matériel et moral de notre société. C’est un peu comme si l’on considérait que la prise d’assaut du Capitole ne disait rien sur l’état de la société américaine mais seulement sur l’état mental de Donald Trump. Le pire, c’est de tout minimiser, de tout banaliser et de s’habituer à la violence. La nuit de la Saint-Sylvestre, 690 voitures sont incendiées, et le ministère de l’Intérieur se félicite que ce soit 20 % de moins que l’année précédente. Tout est normal.

LE FIGARO – Pour vous, un palier a été franchi ?

Henri GUAINO – Un de plus, avec des centaines de villes atteintes sur tout le territoire, dont 170 n’avaient pas de quartiers dits « sensibles » , et avec des destructions trois fois plus importantes en moins d’une semaine que lors des trois semaines d’émeutes de 2005. On peut faire semblant de ne rien voir et d’oublier, comme on a oublié ce jour où l’Arc de triomphe a été pillé et où la police a perdu pendant quelques heures le contrôle de Paris, où la conjonction de plusieurs violences a fait vaciller la République. Comme si cette vérité n’était pas supportable. Pour prendre la mesure de ce qui vient de se passer, il faut le replacer dans la montée de toutes les violences, et en particulier de la violence sur les personnes, du passage à l’acte. Le mal est profond, c’est celui d’une société trop divisée qui est exposée à la tentation en partie inconsciente de restaurer son unité par la violence. C’est aussi vieux que l’humanité, et, si nous ne regardons pas cette éternelle vérité en face, nous n’y échapperons pas. Comment ne pas voir, par exemple, que, face au débordement des forces de l’ordre par les violences urbaines, la tentation de l’autodéfense a, de nouveau, pointé le bout de son nez ?

LE FIGARO – Quel bilan tirez-vous de la gestion de cette crise ? L’ordre relatif est revenu plus rapidement qu’en 2005 : faut-il s’en réjouir ?

Henri GUAINO – Ce ne sont pas les policiers et les gendarmes qui ont mis fin à l’émeute. La gestion de cette crise nous montre d’abord que les forces de l’ordre peuvent en partie canaliser une telle explosion de violence mais n’ont pas les moyens de la juguler, sauf à en employer d’autres qui nous feraient quitter le terrain du maintien de l’ordre républicain. Dans ce contexte dangereux, je trouve que la manière dont les forces de l’ordre ont été traitées est au mieux inconséquente, au pire irresponsable. Fatiguées, usées par l’utilisation que l’on en a faite pour résoudre des problèmes politiques ou sociaux, comme les retraites, prises par beaucoup de politiciens et de militants comme boucs émissaires, agressées en service et hors service, piégées par la contradiction d’avoir à assurer la sécurité dans une société de plus en plus violente et de ne pas pouvoir se défendre sans être immédiatement accusées de brutalité ou de racisme, on les met dans une situation intenable d’injonctions contradictoires avec le sentiment d’être parfois lâchées par ceux-là mêmes qui les commandent. On les met dans des situations extrêmes où la violence n’a pas le droit de répondre à la violence. Mais nous voilà confrontés à un double danger. Le premier est que la violence toujours plus grande des uns libère d’un coup la violence des policiers, si une limite dont on se rapproche peut-être dangereusement finit par être franchie, et à ce moment-là, qui arrêtera le cycle infernal de la vengeance et de la guerre ? L’autre danger, au moins aussi grand, est le désengagement des policiers qui ouvrirait grand la porte à l’autodéfense et donc aussi à la montée vers quelque chose qui ressemblerait vite à une guerre civile. Quand on traite le sujet de la police, il faut désormais avoir ces deux risques en tête.

LE FIGARO – Selon vous, le risque de la guerre civile existe ?

Henri GUAINO – Croire que cela ne peut plus nous arriver révèle une dangereuse méconnaissance de la nature humaine. Entre ceux qui veulent la guerre civile et ceux qui nient que ce risque existe et qui crient au fascisme dès qu’on l’évoque, nous sommes confrontés à deux attitudes suicidaires. Nous ne savons pas autour de laquelle de toutes les fractures qui déchirent notre société se produira cette plongée dans la violence extrême, mais il y en a beaucoup de possibles, et, entre la fascination de la violence et le déni, il n’y a, à mes yeux, pas d’autre attitude moralement acceptable que de tout faire pour ne pas en arriver là. Mais on ne peut espérer être à la hauteur de l’enjeu si l’on ne prend pas enfin conscience que nous sommes sur le fil du rasoir de la violence incontrôlable.

LE FIGARO – La justice s’est montrée cette fois plus sévère avec les fauteurs de troubles. Ne sommes-nous pas sur la voie d’une réelle prise de conscience ?

Henri GUAINO – C’était nécessaire, mais il faut aller beaucoup plus loin, en prenant systématiquement en compte dans les lois pénales et les jugements la nature collective de la violence. Si l’on a enfin compris que, du point de vue de la nature de la violence, la participation à un pillage, ce n’est pas du tout la même chose qu’un simple vol à l’étalage, alors on a fait un pas dans la bonne direction. Le jour où l’on reconnaîtra que le parent d’élève qui va frapper l’enseignant devant ses élèves ne commet pas un acte de violence ordinaire mais exprime une violence inouïe qui a des conséquences terribles sur la société et sur les enfants, on aura fait encore un pas de plus. Le jour où l’on considérera que brandir une arme de guerre ou même la détenir illégalement doit être regardé comme un crime, on aura encore progressé. Tout ce qui menace de plonger la société dans le chaos de la violence est criminel .

LE FIGARO – Le gouvernement semble vouloir relativiser le lien entre les émeutes et l’immigration. Existe-t-il, selon vous ? Est-il l’une des clés pour comprendre la situation que nous traversons ?

Henri GUAINO – N’avoir pas voulu voir qu’une société de plus en plus malade et fracturée pouvait de moins en moins absorber de plus en plus d’immigrés fait bien sûr partie des causes qui ont conduit à la situation actuelle. Faute d’avoir pris la mesure de l’état de la société, mais aussi de ne pas avoir conservé à l’assimilation sa place centrale dans notre modèle républicain, nous avons détruit le ciment que constituait l’imaginaire commun, la culture commune, la civilité qui était celle de notre civilisation, la politesse commune. Nous avons encensé la diversité, ouvert la porte à la discrimination positive sans la nommer, nous détruisons la langue commune, nous avons accepté les dérives du pédagogisme, appris à des millions d’enfants à détester leur pays… Nous ne pouvons que le payer très cher, et le prix, à la fin, c’est à la fois le communautarisme et la violence anomique des enfants de 11-12 ans qui jettent des pierres sur les policiers et pillent des magasins et les adolescents qui massacrent pour un mot ou un regard de travers.

Henri Guaino : ancien conseiller spécial de Nicolas Sarkozy à l’Élysée

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